Chapitre 8
Les photographies
Après avoir consacré une partie de l’après-midi à passer un examen par Internet, Alexanne alla se chercher un verre de jus d’orange à la cuisine. Elle y trouva Danielle et Alexei, assis à la petite table, devant une encyclopédie sur les animaux. Tatiana se reposait dans le fauteuil berçant en les observant. Un appétissant fumet se dégageait de la cuisinière.
— Comment te débrouilles-tu, Alex ? demanda l’adolescente en fouillant dans le réfrigérateur.
— Je lis de mieux en mieux, affirma-t-il.
— Bientôt, je vais pouvoir te prêter mes beaux romans d’amour ! le taquina-t-elle.
— Il préfère les ouvrages informatifs à la fiction, lui fit savoir Danielle. Il est en train de dévorer ce livre sur la vie des bêtes.
Tatiana devina qu’il était surtout en train de chercher celle qu’il avait vue dans la forêt, mais décida de se taire.
— C’était le seul qui n’était pas en russe, maugréa Alexei.
— Ce sont des livres de collection, lui rappela Tatiana.
— Qui ne servent qu’à toi. Quand j’aurai lu tes ouvrages en français, c’est tout ce qu’il restera.
— À ce moment-là, je te montrerai comment aller en chercher grâce à mon ordinateur, intervint Alexanne. Il te donne accès à une immense bibliothèque virtuelle, dans laquelle se trouvent tous les livres au monde. Mieux encore, tu n’as pas besoin de quitter la maison.
— Comment cette machine peut-elle contenir autant de choses ?
— L’information n’y est pas accumulée. On y a accès grâce à Internet. C’est un réseau sur lequel elle circule.
— Je ne comprends pas.
— C’est comme un gros panier de légumes qu’on peut remplir autant qu’on veut à distance.
— Il y a des légumes dans les ordinateurs ? s’étonna Alexei.
La jeune fée poussa un soupir de découragement.
— Sous forme de chaînes binaires, ajouta Danielle.
— Tous les mots sont réduits à leur plus simple expression, poursuivit Alexanne, ce qui nous permet de mettre des centaines de livres dans un seul fichier.
Voyant que son oncle était sur le point de se fâcher parce qu’il n’y comprenait rien à leur explication, Alexanne changea de sujet.
— On y trouve de tout, tant sur les dinosaures que sur la station spatiale.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est comme une maison métallique qui flotte dans l’espace autour de la Terre.
— Mais comment ses habitants font-ils pour s’y rendre ?
— Les astronautes utilisent des vaisseaux suffisamment puissants pour quitter le champ gravitationnel de la planète.
— Je ne comprends aucun de ces mots, avoua honteusement l’homme-loup.
— Tu les apprendras, Alex, l’encouragea Tatiana, et alors, je suis certaine que tu inventeras tes propres théories sur la vie dans l’espace.
Les Kalinovsky tournèrent soudain la tête en même temps en direction de la fenêtre.
— Qu’y a-t-il ? s’alarma Danielle.
— C’est Christian.
Pour éviter d’être humilié davantage, Alexei quitta précipitamment la pièce pour aller à la rencontre du policier.
— Je ne voulais que l’encourager à apprendre, s’excusa Alexanne.
— Essaie de te rappeler qu’il n’a jamais fréquenté l’école et qu’il mettra des années avant de te rattraper dans tous les domaines.
— Ça ne lui enlève pas ses belles qualités.
— Il est très susceptible, mais il a l’esprit ouvert, ajouta Danielle. Pour l’instant, ce sont les animaux qui l’intéressent, mais bientôt, il voudra en savoir davantage sur l’espace.
— Je connais un bon site sur l’astronomie.
Tandis que les femmes discutaient de son éducation, Alexei fit entrer le policier dans la cuisine.
— Ravi de vous revoir, mesdames, les salua Christian.
— Je vous en prie, assoyez-vous, monsieur Pelletier, l’invita Tatiana. J’ai pressenti votre venue, et j’ai mis deux quiches au four plutôt qu’une.
— Je suis désolé de toujours arriver chez vous à l’heure des repas, madame Kalinovsky. Je vous jure que je ne le fais pas exprès.
— Je ne suis pas sans savoir que vous perdez la notion du temps lorsque vous êtes concentré sur votre travail. Sachez, cependant, que vous êtes toujours le bienvenu chez nous.
— En réalité, je suis plutôt obsédé par mon travail.
— Es-tu ici pour me parler des enfants assassinés ? voulut savoir Alexei.
— Oui, mais ce n’est peut-être pas une bonne idée de le faire avant le repas… Moi, je suis habitué à manger en regardant des photos macabres, mais ce n’est pas le cas de tout le monde.
— Moi, ça m’intéresse, déclara Alexanne.
— Je ne suis pas non plus censé les montrer aux mineurs.
— Seize ans chez les fées, ce n’est pas la même chose que seize ans chez les humains, protesta-t-elle.
Christian chercha du secours du côté d’Alexei, mais se heurta à son sourire découragé.
— Si ces photos indisposent Alexanne, elle ne se gênera pas pour vous le dire elle-même, trancha Tatiana.
— Je ne veux surtout pas la traumatiser, insista Christian en se tournant cette fois-ci vers Danielle.
— Je ne crois pas qu’on rend service aux enfants en les enrobant dans de la ouate, répliqua-t-elle.
— Il faut leur montrer le monde tel qu’il est pour éviter qu’ils ne tombent dans ses pièges, ajouta Tatiana. Comment pourront-ils régler par eux-mêmes leurs problèmes s’ils en ignorent l’existence ?
— Je pensais qu’on devait préserver leur innocence le plus longtemps possible, avoua le policier.
— Pas si elle est synonyme d’ignorance, précisa la guérisseuse. Je suis d’accord avec vous que les adultes ne doivent pas leur enlever tout leur univers magique. Toutefois, ils doivent aussi leur faire part des différentes dimensions du monde dans lequel ils vivent.
— Et s’ils en étaient plus conscients, ils ne se laisseraient pas aussi facilement leurrer par des tueurs, murmura tristement Christian.
— Il y aura toujours des prédateurs, affirma Danielle, mais il est certain que si les enfants étaient informés des dangers qu’ils courent, cela diminuerait sensiblement le nombre des victimes.
— Je ne travaille malheureusement pas pour les services sociaux. Je suis policier. Les dossiers d’enfants n’arrivent sur mon pupitre que lorsqu’il est trop tard.
Christian sortit les grandes photos de l’enveloppe et les étala sur la table de la cuisine.
— Je suis dans une impasse, avoua-t-il. Le tueur que je recherche est intelligent malgré sa démence. Il ne laisse sur les lieux de ses crimes aucun indice qui pourrait permettre aux enquêteurs de l’identifier. Il a encore frappé cette semaine, et ça me rend fou de rage. Puisque je veux mettre fin à ce carnage, je m’adresse à vous, car vous possédez des sens beaucoup plus aiguisés que les nôtres.
Danielle fut la première à se pencher sur les clichés, aussitôt imitée par Alexanne.
— Alex possède le don de voir le visage des propriétaires de certains objets, mais pas celui de voir ceux qu’ils côtoient. Or, nous n’avons malheureusement rien trouvé qui appartienne au meurtrier.
Tatiana ne s’approcha pas de la table, puisque ses facultés plus développées que celles de son frère et de sa nièce l’avaient déjà informée de ce qu’elles contenaient.
— Qu’attendez-vous exactement de nous ? s’enquit-elle.
— Je me demandais si vous arriveriez à un meilleur résultat en travaillant ensemble, tous les trois.
— Nous sommes d’abord et avant tout des guérisseurs, mais nous ferons ce que nous pourrons.
— Je n’ai jamais travaillé avec des gens comme vous, sauf Alex, bien sûr, alors si vous avez des suggestions, ne vous gênez surtout pas. Je vais vous donner autant de détails que possible sur chaque victime. Arrêtez-moi si vous ressentez des impressions psychiques ou des trucs du genre.
Christian mit le doigt sur une des photographies.
— Voici la première victime. Elle s’appelait Mélanie et elle venait tout juste d’avoir huit ans. Ses parents lui avaient offert une nouvelle bicyclette pour son anniversaire, bicyclette qu’elle s’est empressée d’aller essayer dans le parc non loin de la maison, à Boucherville. Elle n’est jamais rentrée chez elle.
Danielle et Alexanne fixaient intensément le visage angélique de la petite, dont le cou portait une horrible marque rouge.
— Les enfants ont-ils tous été tués dans le même parc ?
— Non, ni dans la même ville.
Christian attendit quelques secondes, mais aucune des fées ne fit le moindre commentaire. Il passa donc à la photographie suivante.
— La deuxième victime s’appelait Benjamin. Il avait neuf ans. C’était un garçon solitaire qui collectionnait les papillons. Ses parents venaient tout juste d’acheter une maison neuve à Varennes. Il a été retrouvé sans vie sur un terrain vacant, à deux cents mètres de chez lui.
— Les crimes ont-ils tous été commis sur la Rive-Sud ? demanda Danielle.
— Le tueur a frappé à Repentigny, à Laval, à Pointe-Claire, à Ville Saint-Laurent, à Granby, à Saint-Jérôme et, tout récemment, au centre-ville de Montréal.
— On dirait qu’il met de la distance entre ses crimes pour vous confondre.
— C’est ce que je pense aussi. Il peut donc frapper n’importe où. C’est pour cette raison que je veux l’arrêter le plus rapidement possible.
Une fois encore, le policier leur laissa le temps d’assimiler ces détails.
— Il s’agit d’une personne profondément dérangée qui tente de s’approprier l’innocence et la pureté des enfants, indiqua alors Tatiana.
Christian allait lui dire qu’il s’en doutait déjà, mais Alexei ne lui donna pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Ce n’est pas un homme… murmura-t-il, le regard immobile.
Ils se tournèrent vers lui, intrigués.
— C’est une femme.
— Les tueurs en série sont rarement des femmes, Alex, rétorqua Christian.
— Elle est si douce que les enfants ne se méfient pas d’elle, poursuivit l’homme-loup, comme s’il n’avait pas entendu son commentaire. Elle a déjà éliminé toutes les petites filles de sa famille…
Un bruit de verre cassé les fit sursauter et mit fin à la transe d’Alexei. Fidèle à ses réflexes de policier, Christian bondit vers le vestibule, aussitôt suivi de l’homme-loup. Après avoir vérifié l’état des vitres de la maison, les deux hommes sortirent dehors et s’arrêtèrent sur la galerie, cherchant d’abord la cause de l’éclat avec leurs yeux. Puis, Alexei se servit de ses sens invisibles. Il descendit les trois marches et se dirigea tout droit vers le camion du policier. Intrigué, Christian le suivit. C’est alors qu’il constata que ses phares avaient été fracassés.
— Celui qui a fait ça ne peut pas être très loin, grommela-il, mécontent.
Alexei passa la main au-dessus des fragments qui gisaient sur le gravier.
— Ce n’est pas un homme, c’est une bête.
— Un ours ? Un orignal ?
L’homme-loup secoua la tête pour dire non.
— Alors quoi ?
— C’est la même qui rôdait autour de la maison, l’autre soir. Nous ne savons pas ce que c’est.
— Elle s’amuse à endommager votre propriété ?
— Non. Jusqu’à maintenant, la magie de Tatiana l’a empêchée de s’approcher jusqu’ici.
— Je vais revenir avec nos chiens traqueurs.
— À moins qu’ils aient des ailes, ils ne la trouveront pas.
— Des quoi ?
— C’est une créature ailée.
— Un oiseau ne peut pas avoir causé ces dégâts sur mon camion.
Pour s’en convaincre, Christian s’accroupit et examina le pare-chocs.
— On dirait qu’il a essayé d’arracher ma plaque en poussant sur les phares avec ses pattes, découvrit-il en passant le bout de ses doigts dans les trous qu’avaient percés les dents de l’animal dans le métal.
Le policier se redressa, visiblement très inquiet.
— Il n’existe aucun volatile suffisamment gros pour écarter ses pattes de la sorte ni assez fort pour faire éclater des phares. Es-tu certain de ce que tu avances ?
— Absolument certain, j’ai vu ses ailes, mais elles ressemblaient à celles des chauves-souris.
— Avant que tu ne le mentionnes, je ne crois pas aux vampires.
— J’ai vu des ptéranodons dans un livre sur les animaux.
— Le problème, c’est qu’ils ont disparu il y a des millions d’années.
Christian se mit alors à ramasser les fragments de verre et Alexei se pencha pour l’aider. Dès que celui-ci en eut touché un, il s’immobilisa en écarquillant les yeux.
— Alex ? s’inquiéta le policier.
Il comprit qu’il avait une vision et ne tenta pas de le faire revenir de sa transe. Alexei battit finalement des paupières.
— Tu peux m’en faire un dessin ?
— Oui, mais Danielle ne doit pas le voir. Elle serait terrorisée.
Christian alla chercher une tablette de papier et un crayon sur la banquette arrière du VUS et les tendit au jeune homme. Ce dernier se mit aussitôt à l’œuvre et esquissa en quelques traits la silhouette de ce qui ressemblait à une gargouille ailée.
— Il n’y a aucun animal qui ressemble à ça… bredouilla le policier.
Alexei dessina également le capot du camion pour lui donner un aperçu de sa taille.
— Je peux déjà imaginer la tête de mon assureur quand je lui montrerai ce qui a brisé mes phares, tenta de plaisanter le policier.
— C’est une bête dangereuse, Christian, et elle est lâchée contre toi.
— Contre moi ? Pourquoi ?
— Je n’en sais rien…
— Est-ce le tueur que je cherche ?
— Non.
— Je peux garder le dessin, même s’il risque de me faire passer pour un fou ?
— Oui, bien sûr.
— Je vais aller chercher mes photographies et retourner à Montréal pour me calmer, car en ce moment, je ne te cacherai pas que je suis au bord de la crise de nerfs.
— Retrouve la meurtrière d’enfants et laisse-moi m’occuper de cette créature.
— Sans problème.
Lorsque le policier retourna dans la cuisine, il n’y trouva que Danielle et Alexanne. La jeune fée rassurait son aînée de son mieux en lui frictionnant le dos.
— Qu’est-ce que c’était ? voulut savoir la travailleuse sociale.
— Un animal a brisé mes phares, répondit Christian en s’efforçant d’avoir l’air détendu.
Tandis qu’il ramassait ses photographies, Alexanne sentit tout de suite qu’il mentait. Sans doute tentait-il lui aussi de ne pas alarmer Danielle.
— Je dois partir, ajouta l’inspecteur.
Il quitta la maison sans dire un mot de plus.